Brigitte, la Secrétaire de Direction « Infirmière »
Je réalise une mission de Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC) dans une PME de province. Gilbert, patron « paternaliste » de cette entreprise familiale vient de prendre sa retraite. Il a vendu son entreprise.
Dans le cadre des diagnostiques individuels réalisés avec toutes les personnes de l’encadrement, chaque salarié est invité à compléter le questionnaire permettant de découvrir sa vocation personnelle. Brigitte, Secrétaire de Direction de l’entreprise, souhaite participer à cette étude. Je ressens en elle, une peur de remplir le questionnaire, une certaine souffrance et nervosité.
J’ai été informé par la nouvelle Direction que Brigitte sort d’un Burn Out dont elle garde encore quelques séquelles. On m’explique que cela est en lien avec le décès récent de son mari, emporté beaucoup trop tôt par un cancer, alors qu’ils préparaient ensemble de beaux projets pour les années à venir. Pour ma part, je pressens qu’il y a autre chose. J’ai hâte d’avoir les résultats de son questionnaire.
Le jour de la restitution Brigitte se présente calme et détendue. Elle m’annonce qu’elle a hâte de découvrir ses résultats. Elle est visiblement très impatiente. Elle m’annonce qu’elle a des choses qu’elle ne pouvait me dire avant et qu’aujourd’hui elle est prête. En tant que chercheur, je lui propose de me parler avant, de façon à pouvoir ensuite mettre ses résultats en miroir de son histoire. Cela lui permettra de préserver la neutralité de son histoire. Connaître ses résultats avant pourrait en effet venir « biaiser » la façon dont elle me raconterait son histoire. Les résultats du questionnaire étant déjà transcrits dans le dossier que j’ai entre les mains, je ne pourrai en aucun cas les modifier.
Cela lui convient.
Brigitte prends une grande respiration qu’elle prolonge d’un long soupir, et se lance :
« Je n’ai jamais voulu être Secrétaire de Direction ! »
Silence…. Temps de pose, elle m’observe les yeux pétillants.
« A 17 ans je n’avais qu’une seule envie : Devenir infirmière ! »
En un millième de seconde mon sang se glace. Je sens une vague de froid m’envahir jusqu’au sommet du crâne. Je suis comme tétanisé. Je me ressaisis, je veux pouvoir écouter cette histoire dans la plus grande neutralité.
Brigitte poursuit :
« Mon père était comptable dans une entreprise locale, et n’était pas d’accord avec mon choix. Il me disait que les hôpitaux n’étaient pas propices à la fidélité conjugale. Je ne disposerai ni de mes soirées, ni de mes week-ends, car il y aurait toujours des urgences et des remplacements qui viendraient bousculer ma vie privée. Que cela ne serait pas bon pour ma vie de couple et de famille.
Il me conseillait vivement de faire un B.T.S de secrétaire comptable. Pour lui c’était une sécurité d’emploi, quel que soit la ville où j’irai habiter plus tard. Un métier qui me laisserait tout le temps nécessaire pour m’occuper de mes enfants et de ma famille. Ben voyons Papa !
Je l’ai cru.
L’autre avantage de ce choix, est que l’Ecole de Secrétaire Comptable était à 10 minutes en bus de la maison familiale, alors qu’il m’aurait fallu partir en internat à Tours ou à Paris pour faire une Ecole d’Infirmière. Cela représentait un budget pour mon père, et surtout des dépenses dont n’avaient pas bénéficié mes grands frères ! Vous comprenez, en tant que seule fille du foyer, il y a vingt ans maintenant, cela ne se faisait pas !
Alors j’ai fait un B.T.S de Secrétaire Comptable. J’étais une élève studieuse, appliquée, soigneuse et facile à vivre avec tout le monde. Mon diplôme en poche, Papa m’a rapidement trouvé une place et mon patron, Gilbert, m’a vite adorée.
Je faisais toujours tout pour lui faciliter la tâche. Pour moi c’était facile, naturel, et surtout important de le faire. J’aimais prendre soin de ses dossiers, de ses clients, de ses employés, de nos bureaux. Je facilitais même le travail de la femme de ménage en laissant chaque soir mon bureau le plus propre possible ! C’est comme ça, je ne pouvais pas faire autrement ! »
Les derniers mots de Brigitte m’ont ému. Il est temps pour moi de la réconforter dans ces modes de fonctionnement. Je l’interromps un instant et lui propose de découvrir ensemble sa vocation personnelle. Elle est d’accord. Pour une fois je reste silencieux et lui laisse lire sa synthèse :
« PRENDRE SOIN de la vie et du vivant, AGIR AVEC altruisme et compassion là où la vie a besoin de soins, SE DEVOUER à des causes humaines »,
Elle reste sans voix.
« C’est exactement ça ! » me dit-elle.
« Mais, Gérard, tout le monde n’a pas ça dans ses logiques de fonctionnement optimum ? »
« Non » lui dis-je « C’est cela le principe de la vocation personnelle et de la diversité humaine. Chacun porte en lui des motivations intrinsèques profondes et des logiques de fonctionnement optimum qui lui sont aussi personnelles que ses empreintes digitales. »
Brigitte reprend la parole.
« Gérard, je viens de tout comprendre. Je vais tout vous expliquer ! »
« Quelques semaines après l’arrivée de mes nouveaux patrons, j’ai été convoquée un soir dans leur bureau. Ils m’ont très vite rassurée en me disant qu’ils étaient très satisfaits de moi, de tous les services que je leur avais déjà apportés pour qu’ils puissent se sentir bien dans l’entreprise. Ils étaient satisfaits de mon engagement et de ma capacité à m’être adaptée aussi vite et aussi facilement aux nouvelles méthodes de travail qu’ils amenaient dans l’entreprise.
Vous pensez surement que tout allait donc bien pour moi.
Eh bien non ! Quelque chose n’allait pas à leurs yeux…
Je prenais trop soin des plantes, je passais trop de temps avec des collègues pour les aider à surmonter leurs difficultés personnelles, je donnais tous les jours à manger aux chats errants qui ont élu domicile dans la cour de l’entreprise. Ce n’était pas le rôle d’une Secrétaire de Direction, j’avais un statut à défendre.
Alors je me suis adaptée. Je suis venue plus tôt le matin pour prendre soin des chats et des plantes. Entre-midi, de temps en temps, au lieu de manger à la cantine de l’entreprise, j’allais à la cafétéria du centre commercial pour discuter avec les collègues qui avaient des problèmes avec leurs enfants et leurs conjoints. C’est très important pour moi de les écouter et de leur apporter du soutien ».
Deux mois plus tard j’ai de nouveau été convoquée dans leur bureau. Là, j’ai clairement été rappelée à l’ordre. Fini de prendre soin des plantes, des chats et des problèmes personnels des collègues ! Mon bureau a été transféré dans l’aile réservée à la Direction. Je me suis adaptée à la nouvelle image qu’ils souhaitaient donner à l’entreprise.
Entre-temps la maladie de mon mari s’était aggravée. Je prenais toujours bien soin de lui, jusqu’au jour où il a dû être hospitalisé. Il est parti très vite. Mon travail ici avait perdu son sens. Je venais uniquement par obligation, car quelque chose en moi s’était éteint.
« Gérard, c’est ma vocation qui s’est éteinte ! »